Le Liban continue de s’enfoncer dans la crise. La précarité et la misère exposent les femmes et les enfants au trafic d’êtres humains que cela soit par le travail forcé ou encore les réseaux de prostitution. L’association Talitha Kum, avec l’aide de la Fondation Raoul Follereau, aide les femmes à gagner leur vie autrement et leur rendre l’estime d’elles-mêmes…
Un vent chaud s’engouffre dans les rues sales de Bourj Hammoud. Il agite mollement les lourds rideaux rayés au-dessus des balcons. Les immeubles aux façades piquées d’impacts de balles, cicatrices indélébiles de la guerre civile, s’imbriquent les uns aux autres au point de former des ruelles informelles. Avec Nabaa et Sin El Fil, Bourj Hammoud est l’un des quartiers les plus pauvres de Beyrouth, capitale du Liban. Ici, une dizaine de nationalités se côtoient : Irakiens, Syriens, Éthiopiens, Arméniens, Libanais… La précarité est l’un de leurs rares points communs. Cette précarité s’aggrave de jour en jour en raison de la crise économique et financière qui, depuis 2019, étouffe le Liban jusqu’à l’asphyxie. Les femmes et les enfants en sont les victimes collatérales et subissent de plus en plus de violences. Des violences intrafamiliales, physiques et sexuelles auxquelles s’ajoutent l’exploitation. « Avec la crise, la prostitution dans ces quartiers augmente beaucoup », déplore Narya, « maintenant, les femmes vendent leurs corps pour une somme minime, de jour comme de nuit. » La chevelure abondante surplombant de grands yeux cernés de khôl, Narya est assistante sociale depuis 25 ans. Son combat pour les femmes est la mission de sa vie.
« Je n’étais rien… »
Des éclats de rires s’échappent du couloir. Dans une grande pièce, à l’abris des regards, une quinzaine de femmes sont assises le long du mur et discutent. « Je ne connaissais rien au maquillage avant de venir ici ! D’ailleurs, je ne savais rien faire. » ; « J’ai pris conscience que je pouvais être utile pour ma famille » ; « Mon mari ne voulait pas que je vienne au centre mais j’ai tenu bon. » Toutes achèvent une formation d’esthéticienne grâce à l’association Talitha Kum, soutenue par la Fondation Raoul Follereau. A l’issue de la formation, ces femmes pourront ouvrir leur petit salon d’esthétisme chez elles. En plus de la formation, la Fondation Raoul Follereau a financé un kit d’installation pour les 15 femmes du programme. Elles ont entre 30 et 50 ans. Elles sont sunnites, chiites, chrétiennes et partagent leur expérience avec un enthousiasme contagieux.
Ce qui pourrait paraître anodin est en réalité une grande victoire pour ces femmes issues de milieux très défavorisés. « Je suis sur le front de la pauvreté. Ces femmes sont en danger et risquent de tomber dans les réseaux d’exploitation d’êtres humains : elles n’ont pas de papiers et subissent de graves violences domestiques », explique Narya, « c’est pour cette raison que nous avons implanté Talitha Kum dans Bourj Hammoud. » Talitha Kum est une association qui vise à éradiquer le trafic humain grâce à la sensibilisation, la prévention, un suivi social et psychologique des personnes à risque et des victimes de la traite d’êtres humains. Elle aide les victimes à se réinsérer socialement grâce à des formations professionnelles. Narya est l’assistante sociale de Talitha Kum au Liban. En permanence sur le terrain, Narya réalise des visites à domicile mais aussi des repérages des femmes et jeunes filles en difficultés. « Lorsqu’elles se font agresser ou qu’elles sont prises dans des réseaux, elles n’osent pas aller voir la police. La plupart sont en situation irrégulière. Je leur dis que ces bandes de trafiquants leur feront subir bien pire que la police. Aujourd’hui, même des petites filles montent dans des voitures d’inconnus… C’est une chose contre laquelle nous devons nous battre. »
Travailler c’est exister
Depuis le début de la crise économique et financière, les Libanais s’enfoncent dans une spirale de précarité toujours plus intense. La monnaie libanaise a perdu plus de 90 % de sa valeur et l’inflation tutoie les 200 %. Environ 80 % de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté. La classe moyenne a totalement disparu. Les familles les plus pauvres ne peuvent plus payer leur loyer, le gaz et l’électricité. A cela s’ajoute des pénuries de pain. Prenant racine dans cette misère, la prostitution et le trafic de drogue deviennent des moyens de subsistances. Avant la crise, les femmes des réseaux de prostitution étaient des étrangères venues d’Afrique, d’Europe de l’Est ou encore de Syrie. Aujourd’hui, les Libanaises en sont aussi victimes du fait de leur appauvrissement.
Dans les quartiers de Nabaa, l’insalubrité et la promiscuité des habitations ne permettent pas de pouvoir contrôler le phénomène. Parmi les bénéficiaires de Talitha Kum se trouve Mariam, une jeune femme irakienne de confession chiite. Joviale et déterminée, elle est les yeux et les oreilles de Narya dans les quartiers dangereux où l’assistante sociale ne peut se rendre. Grâce à Mariam, des femmes en danger ont pu être sauvées de violences conjugales. « Je suis venue au Liban pour me marier », raconte Mariam, « ce fut le début de l’enfer. Il m’a battue au point de me casser l’épaule et m’a jetée à la rue. J’ai pu me remarier et j’ai une fille de 8 ans. Toutes les femmes que vous voyez dans cette pièce ont des problèmes. Je n’ai pas peur. Les femmes de ces quartiers n’osent pas parler mais il faut dénoncer ces comportements. J’éduque ma fille autrement. Elle sait ce qu’est la traite d’êtres humains et je lui apprends à s’en protéger. Il ne faut plus subir et ne rien dire. En cela, Talitha Kum a véritablement changé la vie de ces femmes. »
Au-delà d’une simple formation en esthétisme, Talitha Kum aide les femmes à prendre conscience de leur valeur en ouvrant des espaces de discussion sur le rôle de la femme dans la société. « Grâce à la formation, à la fois humaine et technique, j’ai pris conscience que j’avais le droit d’avoir une personnalité, que j’étais unique. Sans ces cours, je pense que je serais passée à côté de ma vie », souligne d’une voix douce G., une jeune Syrienne. G. a fui les attaques de Daech en Syrie et est donc très exposée au risque de trafic humain : « Nous avons eu en tout 15 heures de formation avec beaucoup de travaux pratiques. Je n’étais rien avant. Aujourd’hui, les gens viennent chez moi pour me demander des conseils en maquillage. J’ai connu Talitha Kum grâce à Mariam. Les réunions en plus de la formation m’ont permis de gagner confiance en moi et de me protéger de la traite d’êtres humains. Talitha Kum m’a redonné de l’espoir. » Pour Narya, la tâche reste immense et se complique avec la crise. « Les ONG ne sont pas suffisantes : il nous faut l’aide de l’Etat. Seulement, au Liban cela fait des années que nous n’avons plus d’Etat. » Aux yeux de Narya, être assistante sociale est plus qu’un métier : c’est une mission. « Je connais ce que vivent ces femmes, je suis passée par là. J’ai été victime de violences physiques et sexuelles. » Avec la crise, le salaire de Narya a fortement baissé mais elle continue de travailler sans relâche. « C’est dur, mais elles ont besoin de moi.