Depuis dix ans, l’équipe du Centre de traitement de la lèpre et de l’ulcère de Buruli (CDTLUB) de Pobè, au sud-est du Bénin, s’attache à informer la population sur la lèpre. Dans un pays où cette maladie séculaire est encore signe de malédiction, le travail de sensibilisation commence à porter des fruits.

 

Durant huit jours, les pluies sont tombées, drues, sur la région du Plateau. Dans la commune de Pobè, le hameau d’Abouroko s’étend le long d’une piste ravinée. Stoïques, machettes au repos, des cultivateurs observent les nappes d’eau gagner les champs de maïs. Un mince sentier mangé par les hautes herbes mène à une maison en construction, voisine d’une case en terre sur le point de s’affaisser. Sur le seuil, se tient un homme d’une cinquantaine d’années, au pull délavé. Ses mains et pieds atrophiés trahissent les signes d’une lèpre dépistée tardivement. Ce jour-là, Idja-Ola reçoit la visite de celle qui a œuvré à son installation à Abouroko : Blandine Sezonlin, l’assistante sociale du CDTLUB de Pobè.

Atteint par la maladie enfant, Idja-Ola arriva au centre de Pobè à l’âge de 17 ans. Le jeune homme y guérit mais la maladie avait marqué à vie son corps et son visage. Près d’un an plus tard, il rentra dans son village où il fut aussitôt mis à l’écart. Un souvenir douloureux qu’il se remémore le regard baissé, la voix rauque : « Après ma guérison, j’ai senti que les gens ne voulaient plus de moi, je n’avais nulle part où dormir, chacun avait sa case, moi je n’avais plus rien… » À l’époque, l’assistante sociale l’accompagna alors rencontrer le délégué de son village. Ensemble, ils obtinrent de la famille qu’elle cédât à Idja-Ola une parcelle de terrain, à Abouroko. Là, il fallut encore obtenir l’accord du chef du hameau et l’adhésion de la nouvelle communauté. « C’est capital de travailler dans les communautés pour démystifier la lèpre » souligne Blandine Sezonlin.

À Abouroko, une nouvelle page se tourna pour Idja-Ola : ses nouveaux voisins l’accueillirent, sans crainte de son ancienne maladie, et l’aidèrent à bâtir une case selon la coutume. Un jeune cultivateur se lia d’amitié avec lui et se réjouit aujourd’hui de voir la future maison en pierres de son ami – la maison est financée par la Fondation Raoul Follereau pour remplacer la case s’effondrant à chaque saison des pluies. Un timide sourire aux lèvres, Idja-Ola exprime sa joie à l’assistante sociale : « Aujourd’hui je me sens accepté par ces personnes ».

Idja-Ola est entouré de sa nouvelle communauté devant son ancienne case et la nouvelle maison en construction. A sa droite, l’assistante sociale Blandine Sezonlin. ©Marie-Capucine Gaitte

Les chefs locaux, acteurs de la déstigmatisation dans les villages

Depuis 2012, l’équipe du CDTLUB de Pobè effectue un travail constant de sensibilisation à la lèpre, dans les villages où les habitants côtoient des malades. « Lorsque nous avons repris le Centre de traitement anti-lèpre (CTAL) en 2012 nous avons découvert que des patients guéris vivaient confinés là depuis des années, car ils étaient rejetés de leurs communautés » rapporte Oswald Attolou, l’actuel directeur du CDTLUB, « dès le départ, nous avons voulu les aider à se réintégrer dans la société ».

La première démarche a consisté à aller rencontrer les têtes dites couronnées : en Afrique de l’Ouest, les rois et les chefs de village ont une autorité reconnue par la population dont ils parlent les langues. Parmi ces chefs, le roi de Pobè, Sa Majesté Oba Adé Kiwo Otè Bolè, est craint et écouté jusque dans les pays frontaliers. Dans son palais à Pobè, il reçoit en audience les familles, résout les conflits domaniaux et inter-religieux, et il s’assure de la sécurité sanitaire de la population. Gardien de la tradition, le roi discerne ce qui relève de la santé et de la médecine moderne et ce qui a trait à la sorcellerie. Lui-même a été soigné au CDTLUB qu’il connaissait de réputation : « j’ai eu confiance dans le CDTLUB en raison de l’accueil que l’on y reçoit, la gentillesse des soignants et la qualité des soins donnés aux malades ». Dorénavant, lors de ses visites dans des lieux isolés, le roi peut identifier les personnes atteintes de dermatoses et les incite à se rendre au CDTLUB – allant jusqu’à financer le déplacement des plus démunis. À l’image du roi de Pobè, les chefs locaux contribuent ainsi à changer les regards de la population sur la lèpre, et facilitent la réinstallation des anciens malades dans des cases vacantes.

Le roi de Pobè contribue à sensibiliser la population à la lèpre et incite les habitants à se rendre au CDTLUB. A ses côtés, le directeur du CDTLUB, Oswald Attolou. ©Marie-Capucine Gaitte

Une amitié inédite,

signe de l’évolution des regards

Au sein même du CDTLUB, le chemin a été long pour intégrer les malades de la lèpre aux autres patients. En 2012, les services ont été réorganisés et la clôture qui entourait le bâtiment réservé ) ceux qui étaient appelés lépreux abattue. ¨Pour autant, comme dans les villages reculés, certains patients venus au centre pour d’autres pathologies voient encore la lèpre comme une maladie honteuse, signe d’une malédiction ancestrale ou d’un mauvais sort. Aussi les soignants veillent-ils toujours à expliquer la maladie à ceux qui la craignent.

L’infirmière-cadre Céline Lawani évoque en souriant le duo inédit formé par un malade âgé atteint d’un ulcère, M. Mignon, et Senakpon, un patient guéri de la lèpre. À son arrivée au centre, M. Mignon s’était présenté seul, une plaie purulente au pied, sans aucun parent pour l’accompagner comme garde-malade. En Afrique, la pratique – liée en partie aux manques d’effectifs – veut que les patients hospitalisés se présentent avec un proche pour s’occuper de ses repas, ses courses ou encore certains soins. « Le monsieur était inquiet » témoigne Céline Lawani, « nous-mêmes nous ne savions pas comment faire car il ne pouvait ni marcher ni se laver tout seul, alors j’ai pensé à le confier à Senakpon qui était désœuvré, son hospitalisation se prolongeant après sa guérison en raison de complications ». Malgré la désapprobation de certains patients, M. Mignon accepta l’aide du discret jeune homme.  « Les gens m’ont reproché de le garder à mes côtés, ils me disaient de nettoyer tout ce qu’il touchait, mais je leur ai répondu que ça ne me dérangeait pas, que je n’avais pas peur » atteste-t-il fièrement. La joie se lit sur le visage de Senakpon, heureux de se sentir utile et accueilli. Dans la chambre du vieil homme, les autres patients écoutent bienveillants, eux aussi accepte désormais Senakpon comme l’un des leurs.

Senakpon, à gauche, guéri de la lèpre, est devenu garde-malade de M.Mignon. ©Marie-Capucine Gaitte

Au terme de la journée, sous le haut kolatier du centre, les patients se rassemblent et sortent les instruments. Une voix de femme se fait entendre, les tambours lui répondent. Lèpre, ulcères et autres pathologies semblent oubliés. A cet instant, seules comptent la musique et les danses. Une jeune femme récemment arrivée observe de loin : elle est atteinte de la lèpre et n’ose se mêler aux autres. À la psychologue du centre qui s’approche, elle demande, incertaine : « je peux y aller moi aussi ? »… L’évolution des regards sur la lèpre s’inscrit dans le temps. Le directeur Oswald Attolou en est conscient :

« Rien n’est acquis. Chaque jour, de nouvelles personnes arrivent avec les mêmes idées de malédiction sur la lèpre, et il faut expliquer à chacun ».