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La transhumance est une période importante dans la vie d’un troupeau et de son berger. Véronique, une bergère aidée par la Fondation Raoul Follereau en 2014, connaît chaque recoin de son flanc de montagne des Pyrénées orientales. Elle y fait paître ses brebis et livre, pas sa manière de vivre, un éloge de la patience et de l’amour de la nature.
Sur les hauteurs des Pyrénées orientales, le ciel se teinte de couleurs mordorées. Sur un piton rocheux, une silhouette se découpe dans l’horizon. Appuyée sur son bâton de berger, emmitouflée dans une polaire militaire, Véronique scrute les larges buissons de cistes dans lesquels paît paisiblement son troupeau de brebis. La période des transhumances va bientôt toucher à sa fin. Tradition séculaire, la transhumance est une migration des troupeaux des pâturages d’hivers vers les pâturages d’été, en altitude, afin de protéger les bêtes de la chaleur. Elle se fait en trois paliers entre la fin du mois de mars et le mois de juin. Le deuxième palier est à 800 mètres d’altitude et le dernier se situe 1 000 mètres plus haut.
Le 2 juin 2020, le Comité du patrimoine ethnologique et immatériel a rendu un avis favorable à l’inscription de la transhumance en France à l’Inventaire national du patrimoine culturel immatériel. C’est la première étape avant l’inscription au patrimoine mondial grâce à cette première reconnaissance. « En réalité, on peut dire que je transhume toute l’année car je milite pour le pastoralisme comme le faisaient nos anciens. Mes brebis sortent en montagne toute l’année et tous les jours. Je reste en permanence auprès d’elles », explique Véronique. Elle fut longtemps la seule femme bergère de la vallée du Têt, ce qui n’était pas du goût de certains bergers. A la tête de 182 brebis et 6 béliers, elle parcourt la montagne avec une énergie sans borne. De sa voix douce mais ferme, elle guide ses bêtes à travers les rochers et les buissons thym sauvage, à la recherche de bonne herbe, aidée de ses six chiens de troupeau. Avec son compagnon Robert, berger lui aussi, elle vit par tout temps dehors, au rythme de ses brebis. De petite taille, le visage rayonnant, Véronique est douée d’une grande sensibilité et d’une douceur maternelle pour ses proches et ses animaux. « Sans pouvoir l’expliquer, j’ai toujours rêvé de devenir bergère. Je me suis lancée à 49 ans dans l’élevage après des années vraiment difficiles. » Toujours joyeuse en dépit des coups durs de la vie, elle fait face. « Je n’aime pas trop en parler mais je peux dire que la nature m’a sauvé quatre fois la vie… » La bergère est impressionnante de joie, de courage et de détermination.
Un métier passion
Trois vallées forment le pays catalan : le Têt, le Tech et l’Agly. La bergerie de Véronique est perchée au niveau du dernier palier de transhumance, à 1800 mètre d’altitude, sur un flanc de montagne battu par les vents, en face du pic du Canigou. Ici, cistes, thym sauvage, églantiers prolifèrent en abondance. Véronique et Roger vivent chichement au milieu de cet écrin de nature sauvage dans une caravane sans eau ni électricité à côté des brebis. La bergère descend plusieurs fois par semaine avant le lever du jour pour remplir plusieurs bouteilles d’eau potable à Prades, une ville de la vallée. « Je suis prête à tout sacrifier pour mes brebis : mon confort, mes loisirs, mes moyens financiers… », souligne Véronique avec passion. « Depuis toute petite, je désirais d’être bergère. Mon père m’a transmis cet amour de la nature. » Originaire de l’Aude, Véronique a réalisé son rêve à 49 ans, après des années difficiles. « C’était comme un appel au fond de moi. Seul Robert était présent pour m’aider dans cette entreprise même s’il me déconseillait de le faire. C’est lui qui m’a tout appris », précise Véronique en lui lançant un regard malicieux. A 73 ans, Robert est ancien parachutiste reconverti en agriculteur puis en berger : « Je me fatigue vite maintenant physiquement. J’aide Véro du mieux que je peux. Je suis vraiment impressionné par sa détermination et son énergie… » Après plusieurs refus de la part des banques, Véronique s’est tournée vers la Fondation Raoul Follereau en 2014 qui lui a accordé une subvention. En 2019, les manifestations des Gilets Jaunes bloquent la livraison de son foin. La bergère a été obligée de se tourner vers un fournisseurs plus onéreux que son budget ne pouvait le prévoir. Face à cette difficulté financière, la Fondation Raoul Follereau l’a aidé à financer le foin.
Selon la bergère, il faut entre cinq et six ans pour avoir un beau troupeau. « Par beau troupeau, il faut comprendre : à l’écoute et en bonne santé. Je connais chacune de mes brebis et elles me connaissent. » Un lien de confiance très important pour pouvoir travailler sereinement. « Au début, je courais derrière mes brebis pour les rassembler car mon premier chien de troupeau était trop flemmard », lance Véronique dans un éclat de rire. Les chiens de troupeau sont essentiels pour les bergers. « Ils agissent instinctivement. Je leur ai juste appris à passer à gauche ou à droite du troupeau par un simple geste. » Les chiennes, de la race border collie, sont vives. D’un regard, elles peuvent dissuader une brebis de ses velléités d’escapade.
« Je renouvelle chaque année un peu de mon troupeau en gardant une trentaine d’agnelles, des femelles âgées d’un an. » Aux yeux de Véronique, les brebis sont très expressives. « Je vois tout de suite quand quelque chose ne va pas : les yeux, le regard, la position des oreilles… Je suis très attentive à leurs besoins et surtout leur instinct ! Les brebis décident quand elles veulent rentrer à la bergerie. » Une brebis mange en moyenne cinq heures par jour pour être rassasiée. Il est important de les faire paître dans des zones riches en végétation variée. « Nous sommes en période de saillies. Les brebis doivent avoir une bonne alimentation pour produire du lait », souligne Véronique tandis que son troupeau rentre docilement dans le tunnel pour la nuit avec les béliers, le ventre gonflé de bonne herbe, sous le regard impérieux du Patou, un chien des Pyrénées dressé pour garder les brebis. Les agneaux naîtront à partir du mois de novembre, au retour de l’estive. « Mon troupeau partira en camion à 2000 mètres d’altitude rejoindre quatre autres troupeaux pour l’été et redescendront pour mettre bas. » Les agneaux sont ensuite vendus pour leur viande avec le label « El Xai » (agneaux catalans) en coopérative à l’âge de trois mois. « Je vends en moyenne 100 € un agneau. Mais le prix n’a pas beaucoup augmenté en trente ans… », déplore Véronique qui peine à boucler ses fins de mois malgré un travail acharné.
L’élevage en France et ses difficultés
La France est le troisième pays producteur européen de viande d’agneaux, derrière le Royaume-Unis et l’Espagne. Pourtant, la production de viande française est insuffisante pour le pays. Sur dix agneaux consommés en France, quatre sont d’origine française. Une tendance qui pourrait évoluer favorablement pour la filière française en raison de la pandémie Covid-19 et de la baisse des importations vers l’Espagne et le Royaume-Unis. Depuis les Pyrénées orientales, la tendance n’est pas encore au changement. « C’est un métier très exigent et absolument pas rentable. Véronique se donne trop avec les bêtes. Elle n’a pas de limite », soupire Robert. La première année, la bergère a perdu une partie de ses agneaux de façon tragique : « les brebis n’étaient pas en bonne santé et je n’avais pas assez d’argent pour leur apporter un complément alimentaire. Celles qui n’avaient pas assez de lait ont tué leur agneau en les piétinant. Cette scène m’a fendu le cœur », se souvient Véronique avec émotion. La période des manifestations des gilets jaunes a également conduit la bergère à s’endetter. Les routes ayant été bloquées, elle n’a pas pu être livrée en foin et a dû en acheter à un autre fournisseur, plus cher. La nature peut être aussi impitoyable sans compter les prédateurs naturels tels que les loups, les ours, les renards, les oiseaux de proie, les chiens sauvages et les lynx, réintroduis cette année dans les Pyrénées.
« Sans la PAC, il n’y aurait pas d’éleveurs », affirme dans une colère sourde Robert. Pour être rentable Véronique doit vendre 200 agneaux, en plus de percevoir cette subvention européenne. A ce jour, elle en vend en moyenne 70 par an. Sans compter les multiples charges : vétérinaire, transport pour l’estive, foin, granulés pour les agneaux, location des terrains… Sous ses apparences sauvages, chaque parcelle de montagne appartient à quelqu’un. Des ruines d’anciennes bergeries perlent les flancs de collines. « Toutes ces terres étaient jadis des prés que nos anciens fauchaient. On est les deux seuls fous qui revenons sur la terre de nos ancêtres », souligne Robert en baissant la voix. Dans les prés laissés à l’abandon par des générations d’hommes partis tenter leur chance en ville, Véronique savoure la solitude. « Je peux rester une heure, assise sur un rocher, à regarder mes brebis paître. Cette posture aiguise les sens notamment l’ouïe ! » Sa chapka et ses lunettes de soleil donnent à Véronique des airs d’exilée de Sibérie.
Le soir, quelques aboiements percent la nuit. Véronique installe une lampe de poche et sert le diner. Robert parle avec émotion de son passé de militaire. Les échanges sont vifs comme une lame, teintés d’un accent catalan, parfois entrecoupés de rires puis de silence. Dans la petite caravane, deux vies se blottissent l’une contre l’autre : un lit, un réchaud, une petite table contre le pare-brise avec leurs rêves, leurs souvenirs, loin des regards au cœur de la montagne. « Si je pouvais, je vivrai tous les jours de ma vie ainsi », soupire Véronique. Mais il faudra redescendre, lorsque les bêtes seront en estive. En attendent, le couple espère voir une montée de la lune ce soir.