Près de 3 millions de personnes vivent avec des séquelles de la lèpre. Au sud du Tchad, dans un village isolé du Logone oriental, une jeune fille de 15 ans, Gisèle, vit avec des invalidités aux mains et aux pieds dues à un dépistage tardif de la lèpre.

 

Dans la cour de la concession familiale, tenant hauts leurs paniers de récoltes, des femmes se rassemblent en riant. Un groupe d’enfants disparait en courant à travers les plants de mil. Silencieuse, une jeune fille se tient à distance, le long du mur d’enceinte de briques rouges. D’un mouvement souple, comme indifférente à l’animation de la cour, elle attrape une bassine et se met à gratter des patates douces ramassées le matin-même. Cuits à l’eau, les tubercules constitueront l’unique repas familial. Avec soin, malgré des mains qui semblent malhabiles, elle entrepose des pierres en cercle, manie quelques branchages et attise les braises, laissant alors paraître ses doigts mutilés… La jeune fille a 15 ans, son nom est Gisèle. Enfant, elle a été atteinte, à vie, par la lèpre.

Malgré ses mains abîmées, Gisèle prépare chaque jour le repas pour sa famille. ©Marie-CapucineGaitte

« J’ai eu très peur »

« Ça a commencé quand j’avais 7 ans, c’était comme des boutons sur ma tête, après c’est venu aux mains et des plaies sont apparues sur mes pieds ». Gisèle relate son histoire, d’une voix sourde, ses mains nouées l’une à l’autre. « Au début on m’a conduite chez le guérisseur, puis dans un centre de santé, en vain ! alors on m’a ramenée à la maison et soignée avec des racines bouillies, j’ai eu très peur… » Le regard franc de la jeune fille saisit par sa gravité. Sa mère, Rebecca, témoigne du changement radical qu’elle a observé chez son enfant : « Gisèle était indemne quand elle était petite, elle était toujours joyeuse et partait dans la brousse avec ses frères et ses amies. Avec la maladie, elle s’est renfermée sur elle-même. »

Honteuse des séquelles qu’elle porte, Gisèle se tient souvent à l’écart. ©Marie-CapucineGaitte

Rebecca a pris soin de sa fille tout au long de sa maladie. ©Marie-CapucineGaitte

Le drame d’un dépistage tardif

Comme de nombreux malades, Gisèle n’a pu être dépistée à temps : les soignants du centre de santé, situé à 6 kilomètres de son village, n’ont pas su reconnaitre la maladie face aux premiers symptômes. Démunies, la mère et l’enfant sont rentrées au village et ont appliqué les conseils du guérisseur traditionnel, sans succès.

Le manque de compétences des soignants est une des grandes difficultés auxquelles sont confrontés les acteurs de la lutte contre la lèpre, au Tchad. « Beaucoup de cas de lèpre arrivent dans les centres de santé et sont pris en charge comme de simples dermatoses ; c’est seulement lorsque les malades reviennent avec des séquelles visibles, comme des griffes, que les soignants reconnaissent la lèpre », déplore le docteur Defiah Paka, médecin de la Fondation Raoul Follereau au Tchad. Le nombre annuel de nouveaux cas de lèpre dépistés au Tchad – officiellement 365 en 2023 – ne reflète donc que partiellement la réalité. Tous les mois, le docteur Paka part, avec le Programme national de lutte contre la lèpre, effectuer des tournées de formation et de supervision des soignants, dans les provinces les plus endémiques. Ces tournées sont indispensables mais ne peuvent couvrir tout le territoire : le Tchad est le 5ème plus grand pays d’Afrique, et certains hameaux se situent à plus de 40 km du premier centre de santé. Pour pallier ce manque de moyens et sensibiliser la population, les infirmiers superviseurs de la lèpre forment à leur tour des relais communautaires parmi les habitants.

Dans son malheur, les symptômes s’aggravant et son père étant décédé, Gisèle reçut l’aide salutaire d’un oncle. Lui-même relais communautaire reconnut, lors d’une visite au village, les signes de la maladie chez sa nièce : « Gisèle, je l’ai trouvée malade, elle avait des plaies partout sur les doigts et les pieds, elle était encore très jeune ; avec sa mère, nous l’avons conduite à l’hôpital du district, à Bebidja ». Gisèle se rappelle la longueur du trajet à travers les champs et les rizières, et la large piste de terre menant à la ville – aplanie par les compagnies pétrolières. Malgré ses pieds souffrants, elle parcourut les 16 km séparant son village de la ville de Bebidja. « Je ne suis allée à la ville qu’une seule fois, il y avait beaucoup de motos, et beaucoup à manger ! » évoque-t-elle avec un soudain entrain, « à l’hôpital, je me suis sentie mieux ». Le diagnostic de la lèpre enfin posé, la jeune fille rentra chez elle, dotée du traitement antibiotique.

La mère et sa fille ont parcouru 16 kilomètres pour atteindre la ville et son hôpital, un chemin que la jeune fille n’a jamais refait ©Marie-CapucineGaitte

Gisèle a été dépistée là, à l’hôpital de Bebidja. ©Marie-CapucineGaitte

Des séquelles irréversibles et visibles

Gisèle fut déclarée guérie en 2019, mais la lèpre avait commencé ses ravages tôt dans le corps de la jeune fille. Sans suivi médical, les séquelles s’aggravèrent et prirent diverses formes : maux perforants plantaires, résorption des doigts et des orteils. C’est au cours d’une tournée de supervision dans le canton, en 2023, que les médecins de la Fondation Raoul Follereau, les docteurs Bertrand Cauchoix et Defiah Paka rencontrèrent Gisèle. « Quand j’ai vu Gisèle la première fois, c’était une belle jeune fille mais elle avait le regard perdu, elle ne s’estimait pas, et son corps était recouvert de plaies » se souvient le docteur Paka, « petit à petit, elle a commencé à se confier et m’a raconté son histoire ». Une histoire marquée par la honte de son corps abîmé. Un voile de tristesse passe sur le visage de la jeune fille lorsqu’elle exprime : « je suis allée à l’école jusqu’au CP2, j’aurais bien aimé continuer mais à cause de la maladie, j’ai abandonné… » Les médecins ne purent récupérer les atteintes osseuses ni la perte de sensibilité, mais ils soignèrent ses plaies et assurent depuis lors un suivi régulier. À leurs côtés, Gisèle a appris à prendre soin de ses mains et de ses pieds.

Piller les grains est un des nombreux travaux réalisés quotidiennement par les femmes. ©Marie-CapucineGaitte

Le docteur Defiah Paka a appris à GIsèle à pratiquer l’auto-soin. ©Marie-CapucineGaitte

Les anciens malades, comme Gisèle, doivent prendre soin de leurs mains et de leurs pieds pour éviter les complications. ©Marie-CapucineGaitte

« Ce qui est difficile ici, c’est de trouver à manger »

« Avec ces mains, comment je peux faire pour aider ma maman ? » s’inquiète Gisèle, « ce qui est difficile ici, c’est de trouver à manger. Tous les jours je pars dans la brousse avec elle pour trouver à manger ». Veuve, Rebecca porte seule, avec détermination, le souci des six enfants vivant encore chez elle.  Autour de la concession, s’étendent les champs de sésame, de mil rouge et de riz cultivés par Rebecca et les siens – des champs piétinés chaque année par les troupeaux venus du nord lors de leurs transhumances. Au petit matin, Gisèle balaie la cour et puise l’eau puis, munie de sa houe, elle part sarcler les plants de gombo, d’oseille ou de mil, le corps souvent endolori par la chaleur.

Quand le docteur Paka a interrogé Gisèle sur ce qu’elle souhaitait faire, celle-ci a répondu qu’elle aimerait élever des cabris. La famille vit loin de la ville et de ses marchés hebdomadaires, les villageois ont développé un système d’échanges internes dans lequel la jeune fille pourrait s’investir. Avec l’aide de la Fondation, Gisèle a ainsi commencé un petit élevage, en juin dernier. Elle mesure aujourd’hui le chemin parcouru et semble envisager son avenir plus sereinement : « Quand j’ai commencé à être malade, j’ai pensé que j’allais mourir, je ne savais pas que j’allais vivre. Maintenant je me vois debout ».

Depuis juillet 2024, avec le soutien de la Fondation, Gisèle a commencé un petit élevage de chèvres. ©Marie-CapucineGaitte

Le docteur Defiah Paka a su nouer un lien de confiance avec la jeune fille à qui il rend visite pour vérifier l’évolution des séquelles. ©Marie-CapucineGaitte

Gisèle et une jeune fille de sa famille. ©Marie-CapucineGaitte