Rita est la plus jeune survivante de l’explosion du port de Beyrouth. Âgée d’à peine une heure au moment de l’explosion, elle a été sauvée par deux héroïnes de l’hôpital des sœurs du Rosaire le soir du 4 août 2020.
Il est presque 18 heures ce mardi 4 août 2020. Pamela se repose dans sa chambre. Elle vient d’accoucher d’une petite fille, Rita. Le bébé vit sa première heure dans le monde et déjà, sa vie est sur le point de basculer.
Rita, mille vies en une heure
Il est 18h10. Beyrouth n’est plus que fumées, cendre et verre brisés. Environ 2 700 tonnes de nitrate d’ammonium, stockés dans le port de la capitale, viennent d’exploser. Les quartiers les plus proches, Achrafié, Mar Mikhael, Gemmayzé et La Quarantaine sont particulièrement touchés. « Dans la rue, il y avait des gens en sang qui couraient partout en criant », se souvient Cynthia Njeim.
La jeune libanaise est sage-femme à l’hôpital des sœurs du Rosaire, situé dans le quartier de Gemmaysé. Au moment de l’explosion, elle était dans le service de maternité, situé au quatrième étage de l’hôpital, et s’apprêtait à emmener la jeune Rita auprès de sa mère. « Au moment de l’explosion, nous avons eu très peur. La chambre s’est remplie de poussières alors j’ai pris Rita dans mes bras et je me suis penchée sur elle pour la protéger. J’ai attendu un peu pour vérifier son état de santé. »
La petite fille n’est pas blessée. Manale, l’aide-soignante, rejoint rapidement Cynthia, en criant. Dans la chambre à côté, Pamela a survécu à l’explosion. Plongée dans l’obscurité, sous les bris de verre, elle appelle Cynthia afin de voir sa fille. « Tout était terrifiant », raconte Pamela, « Je ne savais même pas si Rita était vivante ou non. Je ne savais même ce qu’il s’était passé. Il y avait du sang partout et j’étais seule, loin de ma famille. » Pamela peine à retenir ses larmes. Sa voix est tremblante. Elle revit la scène dans sa chair et son âme. Cynthia parvient à lui dire que Rita est saine et sauve. La jeune sage-femme confie alors l’enfant à Manale en lui demandant de quitter l’hôpital le plus vite possible pendant qu’elle évacuerait les autres patients. « Pamela était encore sous l’effet de l’anesthésie de sa péridurale et ne sentait pas ses pieds. Je lui ai dit que nous n’avions pas d’autre choix : elle devait marcher. » L’escalier de secours est détruit. Une seule option s’offre alors : l’escalier principal. « Il était couvert de verres et de débris. C’était vraiment très dangereux mais nous n’avions pas le choix », explique Cynthia, « quand nous sommes enfin parvenus à sortir les patients de mon étage dans la rue, c’était comme dans un film d’horreur. A cet instant, j’ai compris que quelque chose de très grave avait eu lieu et pas seulement au niveau de l’hôpital. »
Manale, quant à elle, parcourt les rues dévastées de Beyrouth avec Rita. « J’ai pris l’enfant des bras de Cynthia et je suis partie. Je ne voyais rien à cause de la fumée. J’ai attendu Pamela sous un arbre devant l’hôpital mais on m’a dit d’évacuer la zone. » Manale part dans un difficile et long périple vers les autres hôpitaux de la ville. « Je suis partie pour l’hôpital Saint Georges mais en route, on m’a dit qu’il avait été totalement détruit alors je suis partie vers l’hôpital français du Levant pour assurer la protection de l’enfant. Il y avait des embouteillages énormes et des gens blessés partout. » A l’hôpital du Levant, Manale ne parvient pas à rentrer. C’est alors qu’elle reçoit un appel de Cynthia, la sage-femme, qui lui demande de retourner à l’hôpital Saint Georges où le père de Rita l’attend. « Il était presque huit heures du soir. Il faisait nuit et il n’y avait plus d’électricité dans les rues. » De retour vers l’hôpital, Manale a conscience que l’enfant doit être nourrie. « Je n’avais pas d’argent pour lui acheter à manger. J’ai demandé aux gens dans la rue de m’aider. J’ai collecté suffisamment pour lui acheter du lait en pharmacie. Je lui ai donné à manger. Arrivée à l’hôpital Saint Georges, j’ai confié bébé Rita à son père. » Manale a la voix rocailleuse, un sourire très doux. Elle est aide-soignante au service de maternité du Rosaire depuis 12 ans et ce soir-là, elle a sauvé la vie de Rita.
Deux ans après, l’hôpital a été reconstruit. Le service de maternité a été inauguré le 18 juin 2022 grâce à la Fondation Raoul Follereau qui a financé 70 % des travaux de reconstruction. C’est lors de cette journée que Pamela, Rita, Cynthia et Manale se sont revues pour la première fois après cette nuit d’horreur d’été 2020.
« La Vierge nous a sauvées »
Dans les couloirs fraichement restaurés du service de maternité, Cynthia pleure doucement. « Je ne sais pas vous dire ce que je ressens en ce moment… Je ne sais même pas si je suis heureuse ou non de revoir Rita. » Habillée d’une blouse bleue, sous une longue chevelure noire et bouclée, Cynthia ne contient plus sa détresse : « Vous ne pouvez pas imaginer qu’il soit possible de vivre ça un jour dans sa vie et d’être le témoin de telles scènes. Deux ans après, j’ai repris mon travail, je le fais à fond mais mon état psychique est ébranlé. » La jeune femme était suivie par un psychologue mais en raison de la crise économique que traverse le Liban, elle n’a plus les moyens de payer les séances. La plaie est toujours aussi à vif chez Manale : « Nous n’avons pas retrouvé notre paix intérieure », lance la jeune aide-soignante, « chaque jour, nous vivons dans la panique. Chaque jour, nous vivons dans la peur. C’est trop… » Sa voix se brise en mille souvenirs douloureux.
Loin du public, venu pour l’inauguration du service, Cynthia, Manale et Pamela se remémorent le déroulée de cette nuit du 4 août. Ensemble, elles refont le trajet dans les couloirs du service qui leur a permis de se sauver des décombres. Appuyée à l’entrée de la pouponnière, Cynthia montre l’icône de Notre Dame du Rosaire : « Ce soir-là, c’est Elle qui nous a protégées. »
Cynthia et Manale témoignent, deux ans après l’explosion du port de Beyrouth