Monsieur Phu est hmong, issu de l’une des cinquante ethnies qui peuplent le Vietnam. Il y a dix ans, ce père de famille est atteint de la lèpre. Agriculteur et éleveur de buffles, sa vie a basculé.
Au Nord du Vietnam, près de la frontière avec le Laos, il faut s’armer de patience pour atteindre les villages hmongs. Les cols s’enchaînent sans fin, enlacés par une unique voie étroite parsemée d’habitations. Au sommet des montagnes, la jungle se découpe dans le ciel bleu tandis que les éleveurs de buffles ramènent nonchalamment leurs troupeaux. La vie au cœur des montagnes est rythmée par les saisons et le troc.
Mais, loin de ce paysage idyllique, les populations de la région du Nord Vietnam vivent dans une grande pauvreté et l’isolement. La densité de la jungle et les reliefs rendent difficile l’accès aux soins. En dépit d’un système de santé bien organisé et décliné en plusieurs centres de consultations dans les campagnes, les malades de la lèpre de ces régions sont dépistés tardivement et présentent, par conséquent, des handicaps lourds. En tant que fondation étrangère, impossible de rencontrer les malades de la lèpre hmongs sans être accompagnés d’une délégation comprenant le médecin du centre de santé provincial, d’un représentant de la Croix-Rouge locale et d’un membre du People’s Aid Co-ordinating Committee (PACCOM), l’organe exécutif de la Commission des ONG étrangères qui se trouve sous l’autorité du Premier ministre vietnamien. « Il y a des zones sensibles près des frontières avec la Chine et le Laos », précise le PACCOM. Aucun ou très peu d’étrangers y ont accès.
Dien Bien, une région pauvre
Un centre de traitement des malades de la lèpre a été créé en 1999 à Dien Bien Phu. En 2018, il a été intégré au centre de contrôle des maladies. « La province est l’une des plus pauvres », explique le médecin dermatologue sous-directeur du centre de santé de Dien Bien Phu, « le dépistage est très compliqué dans cette zone montagneuse. Les populations sont particulièrement isolées. J’ai déjà constaté des cas très rares de la maladie dans les denses forêts reculées des montagnes du Nord. » Assis sur une chaise en plastique dans un restaurant de campagne, le vieux médecin se balance doucement en fumant sa pipe à eau, un long et large bambou creux qu’il trempe dans un sceau d’eau tout en brûlant une boulette de tabac. Laissant s’échapper d’épaisses volutes de fumée entre ses dents, il explique avoir été affecté d’office au service des malades de la lèpre après ses études de dermatologie.
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« Je me souviens de mes débuts dans la région. Il y avait beaucoup de lépreux. Nous les avons hébergés dans un centre d’accueil fondé en 1972. Certains sont rentrés chez eux une fois guéris, d’autres ont été abandonnés chez nous… Je me souviens particulièrement d’une jeune fille de 17 ans, trouvée dans la forêt. La maladie avait fait des ravages sur son corps. Elle nous a suivis au centre et n’en ai jamais repartie. Aujourd’hui, elle est mariée et a deux enfants. » À cette époque, les routes étaient inexistantes. Le médecin et ses équipes partaient en mission de dépistage à pied, à travers la jungle. « Nous marchions beaucoup et longtemps« , raconte le médecin dans un éclat de rire, « il nous était impossible de transporter les malades car nous n’avions pas de moyens. » Si les infrastructures se sont nettement développées à ce jour, beaucoup de malades âgés présentent des incapacités de degré 2 en raison d’un retard de diagnostic. À l’image de Monsieur Phu. Un ancien malade de la lèpre qui a bénéficié d’une aide de la Fondation Raoul Follereau.
La lèpre n’est plus un obstacle
Après plusieurs heures sur les routes sinueuses, nous atteignons enfin le village de Monsieur Phu au bout d’une voie fraîchement goudronnée. Un peu à l’écart des autres habitations, nichée sur un flanc de montagne, la maison de Monsieur Phu est une grande bâtisse construite en bois dans le style traditionnel. Devant la porte, une femme pèle des courges. Ses cheveux noirs relevés sur la nuque, elle discute avec le voisin. « C’est la belle-fille de Monsieur Phu », explique le maire du village, venu accueillir la délégation. Peu de temps avant notre arrivée, l’infirmière du village a appelé le médecin qui nous accompagne afin d’organiser la rencontre entre Monsieur Phu et la Fondation Raoul Follereau.
Le vieil homme est un ancien malade de la lèpre. De petite taille, le visage marqué par de profonds sillons d’où perle un peu de sueur, Monsieur Phu nous accueille avec un large sourire. Il revient des champs. Assis sur un petit banc, son pantalon légèrement remonté laisse entrevoir un pied en plastique. Diagnostiqué tardivement, il a dû être amputé d’une jambe. « Je suis agriculteur et éleveur de buffles », raconte Monsieur Phu, « un jour, je me suis blessé au pied mais je ne sentais pas la douleur. » Avec le temps, la plaie évolue en un trou plantaire. « Les médecins ont décidé de m’amputer la jambe jusqu’au genou », se souvient le vieil homme avec pudeur. Cette décision va affecter le reste de sa vie et celle de sa famille. « Je n’ai pas eu ma prothèse immédiatement. Il m’était donc impossible de travailler et par conséquent je ne pouvais pas nourrir ma famille. » Au fil des mois, Monsieur Phu vend la totalité de son troupeau. « Une association a financé ma prothèse de la jambe mais je n’avais plus rien pour exploiter ma terre. » En 2015, la Fondation Raoul Follereau a eu connaissance de sa situation par le biais des médecins de Dien Bien Phu et a décidé de lui financer un buffle d’eau. « Ces buffles sont l’idéal pour la culture du riz », insiste Monsieur Phu. Quatre ans plus tard, l’agriculteur possède trois buffles. « Je fais de l’élevage et j’exploite en même temps mes terres. » Aujourd’hui, ils sont sept à vivre sous le même toit. Dans la tradition asiatique, les générations qui se suivent habitent ensemble. Le fils de Monsieur Phu s’est marié et a eu deux enfants. Grâce à l’élevage de buffles, la famille vit correctement et les enfants vont à l’école. L’implication de Monsieur Phu dans la vie de la communauté est l’exemple du succès d’une réinsertion par le travail. Une réussite qui n’aurait pas été possible sans la ténacité de l’agriculteur.
Alors que les buffles paissent tranquillement, les grillons annoncent la tombée de la nuit. « Là, c’est un de mes buffles », lance le vieil homme non sans fierté. La jungle se réveille à la faveur du déclin du jour. Monsieur Phu nous raccompagne en boitant. Un dernier salut, un dernier regard et déjà sa silhouette s’efface dans les montagnes.